L’émission Koh Lanta : analyse d’une sociologie de groupe.

Notez cet article :

Selon la conception Néo-Rationaliste du groupe, établie en 1972 par Jean Dubois, le groupe n’est qu’un moyen en vue d’arriver à des fins personnelles. Cette idée s’illustre parfaitement avec Koh Lanta, dans la mesure où divers individus avec des motivations personnelles et un but personnel – ici rester dans le jeu le plus longtemps possible pour les moins ambitieux, le gagner pour les autres – rencontrent sur leur chemin un obstacle, c’est-à-dire la survie en tant que telle sur le camp, en premier lieu, et la présence d’une équipe adverse à éliminer progressivement, en deuxième lieu.

Bien que les groupes soient ici constitués de façon arbitraire et forcée, il n’en reste pas moins que l’on peut toujours faire cette différence entre but personnel et objectif commun. Les deux équipes de Koh Lanta ne sont que des moyens et non des fins, ce sont des instruments collectifs afin d’atteindre un but personnel et provisoire puisqu’il ne couvre pas la totalité de l’aventure, du chemin conduisant chaque participant à son but personnel.
Toutefois, cette pensée tend à être effacée et les divers participants occultent généralement l’origine de la formation du groupe. Stratégie pure et affirmée n’est que rarement bien vue par autrui, plus encore lorsque des liens affectifs se tissent et que la coopération ainsi que l’entraide naissent des épreuves. Sous couvert de « morale », de « droiture » et « d’aventure humaine », les participants préfèrent se cacher et surtout cacher aux autres leur but premier.
Mais cette hypocrisie sous-jacente ne serait-elle pas aussi stratégie ? Les bonnes résolutions volent souvent en éclats et, lors de situations complexes, le profit personnel passe avant celui du groupe. Cette année nous avons pu le voir avec Isabelle, concurrente qui, lors de la réunification, n’a pas hésité à éliminer un membre de sa propre équipe afin de potentiellement sauver sa peau. Et combien de fois avons-nous pu voir émerger des trahisons au sein d’une même équipe, équipe qui, pourtant, prônait le mérite et la justice ? Combien de fois le meilleur candidat de la saison a-t-il gagné le jeu ?

Dans le cadre de la psychologie sociale, Shérif, en 1966, s’est intéressé à la psychologie des relations intergroupes. Deux idées centrales ont émergé de sa pensée :
Les relations intergroupes sont soit compétitives – pour atteindre un objectif réel –  soit coopératives – pour atteindre un objectif commun dont l’atteinte dépend de la coopération.
La compétition pour des motifs réels engendre le conflit entre les groupes.

On peut voir dans Koh Lanta que les relations intergroupes sont effectivement motivées par la compétition et elles sont dans un premier temps compétitives, l’objectif réel étant la victoire à un jeu de confort ou une immunité, puis coopératives lors des épreuves/tâches quotidiennes après réunification et demandant un effort commun. Toutefois, on peut penser que le conflit intergroupe sera d’autant plus important avant la réunification, que l’enjeu premier reste l’immunité, autrement dit, la sauvegarde de son propre groupe – mais aussi de soi-même – et dans le cas contraire, la perte pure et simple d’un membre. D’autre part, les relations coopératives ont lieu simplement durant les tâches quotidiennes, mais on ne peut pas parler de coopération générale à long terme après réunification entre les deux anciennes équipes.

L’expérience de la caverne des voleurs, menée en quatre phases sur des enfants d’une douzaine d’années, par Shérif, illustre clairement la force de l’appartenance à son groupe d’origine :

Phase 1 : Durant une semaine, les enfants sont amenés à interagir librement les uns avec les autres en participant à diverses activités. Des relations de sympathie se forment.
Koh Lanta : Voyage en avion, arrivée sur place, déplacement jusqu’à l’île – et cette année, trois jours à vivre tous ensemble. Interaction libre de quelques jours entre les candidats, formation de liens amicaux.

Phase 2 : On divise les enfants en deux groupes, séparant ceux qui s’entendaient bien. Les deux groupes vont évoluer indépendamment l’un de l’autre durant une semaine, participant à diverses activités et sans avoir connaissance de ce que fait l’autre groupe.
Koh Lanta : groupes séparés, sans tenir compte des précédentes ententes, évolution indépendante.

On observe alors :
– Une restructuration de chaque groupe : apparition des rôles (leader, médiateur…)
– Des premiers signes de cohésion interne au groupe et d’hostilité face à l’autre groupe se mettent en place (cri de ralliement, chant, attribution d’un nom au groupe, huée de l’autre groupe…)
– Une dissolution des amitiés premières et précédentes à la formation des groupes au profit d’amitiés pour les membres de son propre groupe.

Phase 3 : Les deux groupes sont mis en contact lors d’activités compétitives. On assiste au développement de rivalité, d’exclusion, de dévalorisation de l’autre groupe. La structure des relations dans le groupe change, par exemple, le leader est remplacé par un membre plus actif et efficace lors des épreuves. Il y a aussi une surévaluation de l’endogroupe et dévalorisation de l’exogroupe. Les candidats de Koh Lanta ne sont alors jamais à cours d’excuses afin de justifier leur défaite à une épreuve et ne reconnaissent que rarement la supériorité de leurs adversaires.

Phase 4 : Mise en place de tentatives pour réduire le conflit entre groupes. Trois méthodes ont été testées :
1 – Contact lors de situations agréables et non compétitives. Le bilan est négatif : les deux anciens groupes s’installent de façon séparée et l’animosité ne cesse pas.
2 – Participation à un objectif commun dont l’atteinte dépend des efforts communs. Une diminution du conflit est constatée ainsi qu’une redistribution des rôles. Cela ne dure toutefois que le temps de la réalisation de l’objectif et pour qu’une nouvelle entité groupale émerge, il faudrait que les objectifs communs soient répétés de nombreuses fois.
3 – Réunion face à un troisième groupe pris comme adversaire commun. Risque de créer trois conflits au lieu d’un seul, mais si les deux groupes parviennent à s’unir, il est possible que ce soit de manière définitive.
Dans Koh Lanta, les situations non compétitives après réunification (repas, bronzette, baignade…) ne réduisent pas l’appartenance à l’équipe de base. Les objectifs communs non plus, bien qu’ils tendent à améliorer les relations. Par exemple, si untel doit sa victoire à tel autre de l’autre équipe, une amitié pourrait naître, malgré l’appartenance aux groupes.

Selon Shérif, les résultats de cette expérience ont confirmé son hypothèse selon laquelle « la compétition génère du conflit, qui entraîne des comportements hostiles et discriminatoires ». Ainsi, plus la compétition et les buts sont importants, dans Koh Lanta il s’agit donc de rester dans le jeu et de gagner une importante somme d’argent, plus le conflit sera important.
L’interaction compétitive se caractérise par un effet discriminatoire qui se traduit par une accentuation de la distinction entre les deux groupes sur les plans perceptifs, affectifs, relationnels et comportementaux.

Ainsi, si l’on veut tenir dans ce genre de jeu, il ne faut jamais se séparer du premier groupe et toujours lui rester fidèle. L’équipe blanche de la réunification ne sera jamais blanche, il restera toujours d’un coté les rouges et de l’autre les jaunes, avec chacun leur leader, leurs suiveurs, leurs médiateurs, etc. Si un membre commence à zigzaguer entre les deux anciennes équipes, il se fera mal voir, d’une part par son équipe première – comme cette année Freddy avec les rouges – et ne sera pas non plus totalement à l’abri avec la nouvelle équipe – Freddy avec les jaunes – qui, bien que l’acceptant, pensera d’abord à sa propre survie et ne le considérera pas comme l’un des leurs à part entière. La stratégie et compréhension du groupe sont les deux éléments les plus importants pour une victoire sur Koh Lanta, bien souvent au détriment des capacités sportives et de survie.

Radis.

1 réflexion sur “L’émission Koh Lanta : analyse d’une sociologie de groupe.”

  1. Bonjour,

    Je voulais vous féliciter pour votre article très intéressant sur l’émission Koh-Lanta et l’analyse de la sociologie de groupe. Votre analyse est très pertinente et apporte une vraie réflexion sur les dynamiques de groupe que l’on peut observer dans cette émission.

    J’aimerais savoir si vous avez déjà étudié d’autres émissions de télévision ou événements où l’on peut observer une sociologie de groupe similaire ? Je suis très curieux de lire vos réflexions sur d’autres sujets similaires.

    Encore bravo pour votre article et merci pour cette analyse enrichissante.

    Cordialement.

     

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