L’interprétation des rêves au fil des siècles

Odilon Redon, The Dream
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L’interprétation et la connaissance des rêves est un domaine qui fascine aussi bien les artistes, les philosophes que les scientifiques depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui. De nombreuses clés pour décrypter nos rêves connaissent d’ailleurs un franc succès de nos jours. Mais l’angle interprétatif symbolique n’est pas le seul existant : nous nous concentrerons dans cet article sur quelques modes d’interprétations et croyances liées aux rêves.

Le rêve grec

Nous avons de nombreuses traces écrites datant de l’Antiquité qui témoignent de la conception particulière du rêve pour l’Homme de cette époque.

Oneiroi signifie « rêves » en grec ancien, mais pas seulement ! Comme de nombreux mots grecs et latins, il comprend une autre signification plus spirituelle. Les oneiroi sont, dans la Grèce antique, des êtres fabriqués par un dieu et envoyés auprès de quelqu’un dans son sommeil. Ce sont des êtres insaisissables qui apparaissent au chevet du dormeur, prenant parfois les traits d’une personne proche ou décédée, venant délivrer un message. Ainsi, cette conception du rêve repose sur une personnification grâce à laquelle le songe n’est pas seulement une expérience mentale intérieure, mais quelque chose qui apparaît, qui est vue, et qui peut avoir des conséquences positives ou négatives sur le monde réel.

Réplique d’une tête d’Hypnos en bronze datée du IVe siècle av. J.-C. – Exposée au British Museum de Londres.

D’ailleurs, en grec ancien, on ne dit pas « faire un rêve » mais « voir un rêve », ce qui témoigne bien de la conception toute différente du rêve dans cette civilisation. Chez les grecs, le rêve est un spectacle qu’on voit, à l’extérieur du corps. À notre époque, nous faisons l’expérience du rêve à l’intérieur de notre corps. Cette différence de perception explique également les différences d’interprétation des rêves !

Mais, tous les rêves relatés à cette époque ne prennent pas la forme d’un oneiros qui vient au chevet d’un dormeur. L’interprétation symbolique des rêves a aussi sa place dans l’Antiquité. Par exemple dans l’Odyssée d’Homère, Pénélope fait un rêve étrange : elle rêve qu’un grand aigle vient tuer ses jolies oies blanches. L’interprétation qui en est faite est métaphorique : le grand aigle correspond à Ulysse – le mari de Pénélope – et les jolies oies blanches aux prétendants de Pénélope. Ce genre d’interprétation allégorique est une façon de voir le rêve comme la transfiguration de notre vie.

La classification des rêves d’Artémidore

L’écrit le plus complet qui ait été conservé de l’Antiquité à propos des rêves est L’interprétation des rêves d’Artémidore de Daldis, philosophe et écrivain ayant vécu au IIe siècle après J.C. Dans ce traité, Artémidore distingue deux grandes catégories :

Les rêves non divinatoires : ceux-ci sont liés au corps. Artémidore les définit comme des mouvements de l’âme ou du corps qui ne nécessitent aucune interprétation particulière.

Les rêves divinatoires : ceux-là intéressent particulièrement le philosophe. Aujourd’hui, nous les nommerions plutôt des rêves prémonitoires. Il définit d’abord un premier type de rêves divinatoires, ceux qui ne nécessitent pas d’interprétation particulière : le rêveur rêve quelque chose qui va se produire plus tard. Le second type de rêve divinatoire qu’Artémidore décrit dans son traité est le rêve allégorique. Plus complexe que le premier type, le rêveur ne parvient pas toujours à déterminer son sens ; celui-ci repose souvent dans les récits sur des événements de la vie plus importants. C’est le cas du rêve de Pénélope, qui a besoin d’une interprétation symbolique pour que son sens s’éclaircisse.

Cette classification n’est pas la seule existante ; pendant des siècles, de multiples classements et histoires de rêves ont été écrits. Mais cette idée d’Artémidore, selon laquelle il y aurait des rêves insignifiants et d’autres signifiants, persiste dans de nombreux écrits à ce propos.

Le Moyen Âge

La montée en puissance de la religion chrétienne à partir du Moyen Âge en Europe a modifié en profondeur l’approche de l’Homme vis-à-vis de ses rêves. La façon de les classer à la manière d’Artémidore en différenciant les rêves prémonitoires des autres rêves reste très présente à cette époque. Néanmoins, c’est bel et bien la religion qui va devenir le maître-mot dans le processus d’interprétation.

Le rêve est très ambivalent au Moyen Âge puisqu’il est systématiquement rattaché à un cadre spirituel. Le songe est, pour les gens de cette époque, soit malfaisant soit divin. Il devient alors une force qui se doit d’être contrôlée et interprétée, exclusivement par les membres du clergé.

Cela peut s’expliquer de plusieurs façons :

– les rêves dans la Bible sont multiples et ont une grande importance ;
– la seule lecture qu’un bon nombre de gens font à cette époque est la Bible ;
– les seules images en couleur et visibles par chacun sont les vitraux dans les églises.

Avez-vous déjà fait cette expérience de jouer à un jeu vidéo pendant très longtemps ou de vous investir particulièrement dans un film ou dans livre au point d’en rêver les nuits qui suivent ? Oui bien-sûr, alors imaginez si ce livre ou ces images sont les mêmes toute votre vie !

Ainsi, la Bible a un poids absolument énorme dans l’imaginaire de toute la population occidentale pendant des siècles, et les lectures faites des rêves sont systématiquement liées à celle-ci. Par exemple, la peur du Déluge racontée dans l’Apocalypse, qui est le dernier livre du Nouveau Testament est dans de nombreux esprits. Cette image constitue un motif de cauchemar récurent. La peur des Enfers et des démons est également fréquente dans les cauchemars du Moyen Âge.

Les enfers, Bosch
Détail du panneau « Les Enfers » du triptyque Le jardin des délices de Jérôme Bosch, 1503-1515, peinture à l’huile, exposé au musée du Prado,à Madrid

Les thèmes rêvés étant majoritairement liés à la Bible, les interprétations qui les accompagnent le sont également. Mais il est nécessaire pour le comprendre de ne pas attribuer un rêve à un individu. Concernant la période du Moyen Âge et du début de la Renaissance, on parle plutôt de rêves « collectifs », c’est-à-dire qui concernent la collectivité. La notion d’individu n’est pas aussi établie au Moyen Âge qu’elle ne l’est aujourd’hui, et si un homme ou une femme du Xe siècle rêve du Déluge, celui qui interprétera ses rêves ne verra pas en elle un bouleversement psychologique, ou un malheur personnel. Il craindra plutôt pour l’avenir du village où elle habite, ou du pays, si le rêveur est un souverain.

N’omettons pas le fait que ce qu’on appelle aujourd’hui le Moyen Âge est une période qui s’étend sur presque 10 siècles et que tout ce que je viens de raconter n’est qu’un petit état des lieux des grandes croyances qui ont jalonné le monde occidental pendant cette longue période. Petit à petit, cette vision exclusivement religieuse du rêve s’estompe ; d’autres théories sur le rêve font leur apparition, notamment au XVIIIe siècle. Néanmoins, c’est au XIXe siècle que débute la véritable révolution de l’interprétation du rêve dans le monde occidental.

Freud et la conception moderne du rêve

La conception freudienne du rêve est si complexe et a constitué une telle révolution qu’elle mériterait un article à elle seule. Il est pourtant difficile de ne pas la mentionner dans un article sur l’évolution de l’interprétation des rêves !

Freud est un neurologue autrichien ayant vécu à la fin du XIXe siècle. Il est le fondateur de la psychanalyse. Dans cette discipline, il s’intéresse tout particulièrement au rêve qui est selon lui « la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient ». En effet, le grand tournant qui s’opère dans l’interprétation des rêves à partir des théories de Freud est la théorisation de l’inconscient et l’accès à celui-ci.

Le rêve n’est plus comme au Moyen Âge ou dans l’Antiquité un annonciateur de tragédies collectives futures, mais plutôt le révélateur de traumatismes passés, enfouis dans l’inconscient.

On associe souvent à tort Freud à une simple clé des rêves ; bien au contraire, Freud tente de faire changer la conception romantique du XIXe siècle qui voulait que le rêve contienne un secret à déchiffrer. Pour Freud, le rêve ne contient ni secret ni énigme, il est simplement la retranscription d’idées en de multiples images, qui composent un tout. C’est à partir de la somme de toutes ces images, qu’une approche psychanalytique est possible

À ce propos, Freud a retranscrit un certain nombre d’analyses de rêves de ses patients. On y remarque que l’attention portée aux éléments d’arrière-plan et aux détails est très forte, parfois même plus qu’au sujet du rêve lui-même dont on se souvient le plus souvent !

Encore un petit point à nuancer et j’en aurai fini avec Freud : aujourd’hui, l’interprétation freudienne fait débat. Si la psychanalyse est une discipline reconnue, celle de Freud ne constitue pas son ensemble et de nombreux points concernant l’interprétation de la sexualité dans les rêves ne sont pas des vérités absolues.

La révolution du cinéma

Il semble essentiel de parler maintenant non pas d’une interprétation en particulier mais d’un événement qui a sensiblement et probablement définitivement bouleversé notre façon de rêver à tous et de concevoir le rêve en général : l’invention du cinéma par les Frères Lumière en 1895. Il faudra néanmoins attendre le début du XXe siècle et l’apparition de la télévision dans les années 1960 en Europe pour que le petit et le grand écran soient assez présents dans la vie quotidienne pour pénétrer jusque dans nos rêves.

Introscaphe - Alleyn
Edmund Alleyn, Introscaphe, 1970,  Musée national des beaux-arts du Québec. Cabine de sons et images imitant le rêve. Sculpture considérée comme une des premières œuvres multimédias au monde

Avant l’apparition des films sur grand écran, le rêve est raconté comme un espace d’images, une suite de tableaux (ou de photographies selon l’époque) évoluant d’une étrange manière. Mais voyant des films – et aujourd’hui des séries – l’Homme est influencé bien-sûr dans les thèmes de ses rêves, mais très probablement aussi dans sa façon de rêver. Les récits de rêves sont aujourd’hui remplis de zooms et d’intrigues qui se superposent, de travellings et de tout un tas d’autres procédés cinématographiques. Le rêve devient alors en quelque sorte un film dont le rêveur est le réalisateur.

Et aujourd’hui ?

Au XXIe siècle, l’analyse du rêve est beaucoup plus terre à terre qu’elle ne l’a été autrefois ; aujourd’hui, de nombreux scientifiques ont remis en cause les théories freudiennes qui laissaient toute la place aux théories du psychanalyste et à ses analyses, sans aucune contradiction possible. Les recherches récentes se concentrent davantage sur l’aspect quotidien du rêve, sur les tracas et frustrations de la veille qui se répercutent déformés pendant le sommeil.

Du côté du rêveur – qui est celui qui analyse le plus souvent ses propres rêves – la tendance est plutôt aux clés des rêves. En général, il s’agit d’un savant mélange entre Artémidore de Daldis et Freud, mais qui semble correspondre parfaitement aux attentes de ceux qui veulent s’auto-analyser, même si ces associations systématiques entre un objet et une signification ne sont pas à prendre au pied de la lettre !

Peu importe que vous préfériez une approche psychanalytique ou même antique, s’intéresser à ses rêves est une voie royale pour mieux comprendre ce qui nous bouleverse, ce qui nous marque… N’hésitez pas à raconter les rêves qui vous ont marqué en commentaire, je serais ravie de les lire !

 

Solstice

Sources texte

–  Sineux Pierre. « Les récits de rêve dans les sanctuaires guérisseurs du monde grec : des textes sous contrôle », Sociétés & Représentations, vol. 23, no. 1, 2007, pp. 45-65.
-« Contributeurs de Wikipédia », Oneiroi. Wikipédia, L’encyclopédie libre
–  Rêver de soi. Les songes autobiographiques au Moyen Âge, textes réunis, traduits et présentés par Gisèle Besson et Jean-Claude Schmitt, Toulouse, Anacharsis (« Famagouste »), 2017, 473 p.
– Jean Delumeau, La peur en Occident: (XIVe-XVIIIe siècles) : une cité assiégée, 1978
– Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, 1899
– « Contributeurs de Wikipédia », Sigmund Freud. Wikipédia, L’encyclopédie libre
– « Contributeurs de Wikipédia », Histoire du cinéma. Wikipédia, L’encyclopédie libre
-Jacques Van Rillaer, « Les interprétations des rêves sont-elles valides et utiles ? », AFIS science

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Image à la une : Odilon Redon, The Dream, 1910, collection particulière

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